De récentes évolutions légales et judiciaires dans l’Empire du Milieu peuvent être sources d’optimisme pour les producteurs de vins et d’alcools du monde entier.
Au début des années 90, au Japon, un article de presse vante les bienfaits pour la santé de la consommation de Cognac. Quelques mois plus tard, le Japon devenait le premier marché mondial de la célèbre Eau-de-vie de vin.
Lors de la Coupe de Monde de football 2002, Guus Hiddink, entraîneur batave de l’équipe nationale de Corée, avait déclaré raffoler d’un 4ème Grand Cru Classé du médoc. Quelques mois plus tard, la Corée du Sud devenait le 1er marché du vin en question.
Ces deux exemples illustrent parfaitement la rapidité à laquelle les marchés asiatiques peuvent se faire et se défaire. La Chine, qui est le principal pays de la zone en question ne fait pas exception, bien au contraire.
Depuis le milieu des années 2000, la Chine est devenue un marché absolument incontournable que tout opérateur rêve de pénétrer, et la tendance ne faiblit pas : les récentes mesures antidumping imposées par Pékin contre les vins australiens importés vont de nouveau rebattre les cartes sur ce marché dont le potentiel de consommation semble illimité.
Mais avec cette explosion commerciale sont nés de véritables casse-têtes juridiques pour les exportateurs de vins et spiritueux dans en Chine, notamment concernant la protection de leurs marques.
Car si dans certains pays, comme les Etats-Unis, l’usage d’une marque dans le commerce crée un véritable droit pour son propriétaire, qui bénéficie donc d’une protection, dans les pays de tradition écrite, comme la Chine, c’est uniquement le dépôt de marque qui permet de revendiquer sa propriété.
La règle du « premier arrivé, premier servi ».
Il s’agit en somme de la règle du « premier arrivé, premier servi ».
C’est la raison pour laquelle s’est développée à grande échelle la pratique du « Trademark Squatting » : le dépôt par des entreprises ou des particuliers chinois de marques de vins ou d’alcools, connues ou non, dès lors que le titulaire légitime de la marque en question n’a pas pris le soin de la déposer dans ce pays.
Ainsi, le déposant de cette marque (ou de sa traduction en idéogrammes chinois) peut tout simplement attaquer pour contrefaçon le titulaire légitime de la marque, qui commercialise déjà son produit, et ainsi potentiellement l’exclure du marché chinois !
C’est ainsi que le géant français Castel fut condamné en 2013 pour contrefaçon d’une traduction en idéogrammes de sa propre marque de caviste « Nicolas » déposée par un « trademark-squatteur ». Castel fut alors non seulement interdit d’utiliser son propre nom sur le territoire chinois, mais fut même condamné à payer une amende de près de quatre millions d’euros !
Mais le plus souvent, le véritable but de la manœuvre du « squatteur » est d’attendre que le titulaire légitime de la marque ait besoin de celle-ci pour commercialiser en Chine afin de lui revendre à bon prix.
Cette situation pose encore de nos jours plusieurs problèmes : tout d’abord, les différentes actions possibles pour s’opposer à ce déposant illégitime sont encore, malgré de récentes améliorations, très longues (plusieurs mois au minimum) et très coûteuses, pour un résultat en définitive aléatoire.
En effet, la plupart de ces procédures exigent, afin de prouver que le déposant ne pouvait ignorer la présence sur le marché du titulaire légitime, que l’on prouve soit un lien commercial antérieur entre ceux-ci, soit la notoriété de la marque auprès des consommateurs chinois. Et c’est bien là le problème : le consommateur chinois moyen n’a qu’une très faible connaissance des vins en général, et seuls quelques amateurs « éclairés » connaitront ainsi les grandes marques de Champagne, de Cognac ou de Bordeaux.
Ainsi, afin d’éviter des années de procédure coûteuse et aléatoire, les propriétaires légitimes se retrouvent souvent dans la situation ubuesque de devoir racheter leur propre marque en Chine !
Le problème majeur de cette situation est que les déposants frauduleux se sont longtemps sentis protégés par le système juridique chinois sachant très bien que les preuves de leur mauvaise foi sont compliquées à réunir, et que donc en définitive le titulaire légitime préférerait toujours négocier un rachat plutôt que de s’embourber dans les méandres d’une procédure administrative chinoise.
On pouvait donc parler d’impunité quasi-totale pour ces déposants frauduleux « professionnels ».
Depuis moins de deux ans, la situation a cependant sensiblement évolué, dans un sens allant davantage dans le sens de la protection des propriétaires légitimes :
En effet, une réforme du droit des marques chinois adoptée en 2019 et qui visait spécifiquement les cas de « trademark squattings » et des dépôts de mauvaise foi commence depuis quelques mois à montrer des effets concrets.
Par ailleurs, par un Avis officiel de 2020 de la Cour Suprême chinoise, a permis notamment de prendre en compte les précédents dans les affaires judiciaires, ce qui représente un véritable tournant décisif dans la lutte contre les dépôts de mauvaise foi.
La réforme du droit des marques du 1er avril 2019
Il faut se rappeler qu’une première tentative législative de lutte contre les dépôts de mauvaise foi avait été amorcée avec la loi sur les marques du 30 août 2013 dont l’article 7 prévoyait expressément que « Lors de la demande d’enregistrement d’une marque et de l’utilisation d’une marque, le principe de la bonne foi doit être respecté ».
Malheureusement, il fut vite découvert que, selon l’interprétation administrative et judiciaire de la loi, l’article 7 ne pouvait pas être invoqué indépendamment dans une action d’opposition ou d’invalidation, la bonne foi n’était considérée que comme un « principe général », et non un motif juridique.
Le quatrième amendement de la loi du 1er avril 2019 (entré en vigueur le 1er novembre 2019), rectifie cela en prévoyant que la mauvaise foi constitue un véritable motif indépendant d’invalidation ou de refus.
La réforme apporte principalement trois changements majeurs relatifs à la mauvaise foi des déposants :
Premièrement, cette réforme vise à renforcer l’obligation d’utiliser les marques déposées.
L’article 4 précise en effet que « les demandes de mauvaise foi déposées sans intention réelle d’utilisation sont rejetées », accordant ainsi aux examinateurs de l’office des marques le droit de rejeter volontairement les demandes de mauvaise foi de leur propre initiative au stade de l’examen. De plus, les articles 33 et 44 de cette loi prévoient cette possibilité respectivement comme motifs d’opposition et de nullité pour tout titulaire de marque légitime dont les droits seraient usurpés.
La Loi va plus loin puisqu’elle énonce les sept indices (non exhaustifs et non cumulatifs) sur lesquels doivent notamment se baser l’Office chinois des marques pour apprécier cette mauvaise foi :
1) les volumes de dépôts de marques : certains « trademarks squatteurs » déposent en effet parfois jusqu’à plusieurs centaines de marques de vin ou d’alcool, ce qui laisse peu de doute sur leur réelle volonté de les utiliser dans la vie des affaires.
2) le secteur d’activité et les conditions d’exploitation spécifiques du demandeur : en effet, un particulier ou une entreprise chinoise spécialisée dans l’industrie pharmaceutique n’auraient que peu de raisons légitimes de déposer plusieurs dizaines marques de vins ou d’alcools en classe 33.
3) les décisions judiciaires ou administratives antérieures ayant conclu que ce même déposant était de mauvaise foi. Cette recherche de précédents par l’Office des marques constitue potentiellement le changement le plus effectif de la réforme en ce qu’il permettrait une protection préventive redoutable pour tous les titulaires légitimes.
4) le dépôt de marques identiques ou similaires à des marques jouissant d’une certaine réputation sur le marché (Lafite, Hennessy, Glenfiddich …).
5) le dépôt de marques contenant des noms de personnes célèbres, des noms de sociétés très connues (Castel ou Gallo par exemple).
6) « Tout autre facteur qui peut être considéré comme pertinent pour apprécier de l’absence de bonne foi d’u dépôt de marque ».
Deuxièmement, la responsabilité de l’office chinois des marques (« China Trademark Office ») est renforcée au travers de l’article 19 de la Loi qui indique que « L’agence des marques n’accepte pas les instructions des clients dans le cas où elle sait ou devrait savoir que les demandes sont déposées sans intention d’utilisation ou de mauvaise foi ».
En cas de manquement, l’Office des marques est passible de sanctions allant d’un simple avertissement ou d’une amende jusqu’à de lourdes sanctions administratives en fonction des circonstances du manquement à cette règle.
Troisièmement, les demandes de dépôts de marques ou les poursuites engagées de mauvaise foi par les trademark-squatteurs sont passibles de sanctions. L’article 68 de la Loi, stipule ainsi que l’administration se doit de « donner des avertissements, des amendes et d’autres sanctions administratives selon les circonstances » pour sanctionner toute demande de dépôt « malveillant », et « le tribunal populaire doit imposer des sanctions pour les litiges malveillants en matière de marques ».
L’évolution de la pratique judiciaire : la recherche de précédent.
La Chine, pays de droit civil par opposition aux pays de droit jurisprudentiel, a très peu tenu compte des précédents similaires dans le passé. Les tribunaux ont ainsi souvent refusé de suivre ou de se référer à des précédents similaires et ont rendu des décisions au cas par cas. Les affaires similaires étaient souvent jugées de manière différente et la même disposition légale pouvait être interprétée ou appliquée de manière complètement différente.
Pour les opérateurs de vins et alcools cette insécurité juridique entraîne naturellement une véritable insécurité commerciale et il était extrêmement difficile voire impossible de prouver la mauvaise foi d’un trademark squatteur en citant ses précédentes condamnations.
Cependant dans son avis du 27 juillet 2020 qui comprend quatorze règles, la Cour Suprême de Chine a annoncé que la prise en compte d’« avis directeurs sur la normalisation de l’application des lois et le renforcement de la recherche de précédents similaires», prendrait effet à titre expérimental dans le cadre des procès judiciaires à partir du 31 juillet 2020.
S’agissant cependant de règles « judiciaires », elles ne sont pas transposables à ce jour dans le cadre de procédures administratives et ne s’imposent donc pas aux examinateurs dans le cadre des oppositions ou actions en annulation.
Il s’agit indéniablement toutefois d’un progrès majeur dans la lutte contre la mauvaise foi des déposants dont on peut espérer qu’elle soit rapidement adaptée aux juridictions administratives.
Afin de faciliter cette recherche des précédents, la Cour Suprême prévoit dans la règle 3 de son avis que les magistrats doivent rechercher des précédents similaires dans les deux bases de données désignées – China Judgments Online et la base de données des affaires de première instance chinoises – sur les sites web officiels suivants : http://wenshu.Court.gov.cn/ et http://www.chncase.cn/case/
Il existe cependant une sérieuse limite à cet outil : En effet, comme tous les tribunaux chinois ne publient pas en ligne leurs décisions ou les preuves et documents pertinents liés, les sites web susmentionnés ne contiennent pas tous les précédents existants : ils ne sont donc pas exhaustifs.
En d’autres termes, aucune base de données ni aucun site web ne peut fournir à ce jour toutes les informations nécessaires sur les précédents judiciaires. En conséquence, la Cour Suprême appelle officiellement dans cet avis les tribunaux à renforcer la recherche et le développement et à créer une base de données nationale des précédents qui fasse autorité.
Un objectif clair de compilation des décisions est donc fixé par la Cour Suprême pour rendre ces recherches les plus complètes le plus rapidement possible.
Une possibilité de recherche des précédentes pour les procédures administratives pour bientôt ?
Comme expliqué ci-dessus, la règle de recherche automatique de précédents n’est pas applicable aux procédures administratives, mais l’Office chinois des marques a annoncé que les décisions relatives aux oppositions aux marques en Chine sont désormais publiées en ligne (Mesure du 18 février 2020), ce qui permet d’alimenter utilement les argumentaires dans le cadre notamment des procédures d’oppositions, ce qui n’était pas possible jusqu’alors.
Toutefois les magistrats ne sont toujours pas tenus par l’examen de ces précédents et les décisions continueront à être rendues souverainement et au cas par cas.
Il est donc à ce jour toujours impossible théoriquement de « faire jurisprudence administrative ». Nous pouvons seulement espérer que le fait de pouvoir alimenter les argumentaires de décisions dans des affaires approchantes pourra harmoniser un tant soit peu les décisions et apporter davantage de sécurité juridique et commerciales aux opérateurs et qui sait, permettra d’aller dans le sens de l’évolution de la pratique judiciaire en cours.
Jean-Baptiste THIAL DE BORDENAVE
Juriste – Directeur DLLP Wine