Cet article est issu du Projet Professionnel Individuel (PPI) Alumni Students Writing Challenge (ASWC) auquel sont soumis les étudiants du Master 2, Droit des Vins et Spiritueux, de l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
L’Alumni qui a parrainé cet article est Arnaud Lelong.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 3 mars 2020 n°18/28501 vient clôturer l’affaire opposant depuis plusieurs années la société Taittinger CCVC à Madame Taittinger, en donnant raison à cette dernière. Cet arrêt s’inscrit dans une initiative protectrice du nom patronymique face au droit des marques, et se hisse en tant qu’arrêt fondateur en la matière.
« C’est un poids bien pesant qu’un nom trop fameux »
Voltaire
Si l’on en croit Voltaire, philosophe de renommée, il n’est pas toujours aisé de porter un nom connu d’un grand nombre. Cela vaut d’autant plus dans le monde des affaires, notamment lorsque l’on décide d’impliquer son patronyme. Pour se démarquer dans la vie des affaires, il faut savoir « se faire un nom ». Certains prennent cette expression au pied de la lettre, et décident de faire de leur nom un moyen de se distinguer de leurs concurrents. C’est ainsi de cette façon qu’un patronyme peut devenir marque.
Selon une définition « classique » du dictionnaire Larousse, la marque est entendue comme étant une « trace, signe, objet qui sert à repérer, à reconnaître quelque chose ».
Le Code de la propriété intellectuelle définit plus précisément la marque en tant que notion juridique. L’article L-711-1, tel que modifié par l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019, indique que la marque, de services ou de produits, est « un signe servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale de ceux d’autres personnes physiques ou morales. Ce signe doit pouvoir être représenté dans le registre national des marques de manière à permettre à toute personne de déterminer précisément et clairement l’objet de la protection conférée à son titulaire ».
La fonction première de la marque, au sens du Code de la propriété intellectuelle, est donc de distinguer des produits ou des services par rapport à d’autres.
Le nom de famille utilisé en tant que marque est visé par l’expression « marque patronymique ».
Les marques constituées d’un nom de famille peuvent reposer sur le nom de leur titulaire, ou sur le nom d’un tiers ; dans ce cas, lorsque le nom de famille est notoirement connu, ces marques supposent que leur déposant dispose d’une autorisation d’usage du nom.
Si par principe le nom patronymique est considéré comme un droit de la personnalité inaliénable et imprescriptible, l’ancien article L.711-1 alinéa 2 a) du Code de la propriété intellectuelle, codifié par la loi du 3 juillet 1992, prévoyait la possibilité d’enregistrer son patronyme à titre de marque, et par conséquent d’en faire une exploitation commerciale. L’ordonnance du 13 novembre 2019 a modifié cet article, ce dernier n’indique plus désormais quels sont les signes susceptibles de composer une marque.
Un riche contentieux entoure les marques patronymiques. Ce contentieux peut naitre notamment au moment de la cession de ces marques ou lors de la cession de l’entreprise qui les exploite. La cession d’une société entraine avec elle la cession des marques qui lui appartiennent. Cela vaut également pour les marques patronymiques, même si le porteur du nom cède ses droits dans la société. Les juges ont pu se prononcer à de nombreuses reprises sur de telles situations.
A ce titre, l’affaire Inès de la Fressange[1] en fait la parfaite illustration. Il ressort de cet arrêt, qu’en cas de marques déposées avant le départ du fondateur, le cédant doit s’abstenir de tout acte qui serait de nature à gêner l’exploitation de la marque par le cessionnaire. Le cessionnaire peut donc continuer d’exploiter la marque patronymique, constituée du patronyme du cédant. Ici, le droit des marques prime sur le droit au nom.
Ainsi, en cas de « sortie » du fondateur initial d’une société ayant déposé son nom patronymique à titre de marque, il est souvent conclu ce que l’on appelle « une convention de non-usage d’un nom patronymique » dans la vie des affaires. Cette convention est une cession du nom patronymique, même si en réalité cette cession ne vaut que pour la vie des affaires. Le cédant ne peut pas être totalement privé de son nom de famille, qui est attaché à sa personnalité juridique, conformément au droit au nom.
Cette convention de non-usage du nom patronymique, même si elle était conclue à titre temporaire, n’autorise pas les parties à déposer par la suite ce nom en tant que marque, si cela occasionne un risque de confusion dans l’esprit du public quant à l’origine des produits ou services. Cette solution ressort d’une décision du Tribunal de l’Union européenne rendue le premier mars 2018, l’affaire Cipriani[2]. Dans cette affaire, les parties au litige étaient membres de la même famille, et disposaient donc du même nom patronymique.
Le problème de l’utilisation de son patronyme par le cédant est d’autant plus important lorsque le cessionnaire est titulaire d’une marque de renommée constituée de ce nom de famille. En effet, lorsque la marque ne possède pas de renommée particulière, la législation est plus souple et permet de pouvoir enregistrer une marque postérieure s’il n’y a pas la « double identité » entre les signes en conflit et les produits ou services qu’ils désignent. En revanche, selon l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle : « Est interdit, sauf autorisation du titulaire de la marque, l’usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d’un signe identique ou similaire à la marque jouissant d’une renommée et utilisé pour des produits ou des services identiques, similaires ou non similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, si cet usage du signe, sans juste motif, tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque, ou leur porte préjudice ». Ainsi, la marque de renommée jouit d’une protection plus importante, a priori absolue. Néanmoins, une décision récente a donné avantage au porteur du patronyme, en l’espèce Madame Taittinger, au détriment d’une marque de renommée, Champagne Taittinger, détenue par la société Taittinger CCVC.
Un bref rappel des faits s’impose. Madame Taittinger, après avoir travaillé pendant plus de vingt ans pour la société Taittinger CCVC, a cédé ses droits et parts dans la société, avant de faire l’objet d’un licenciement. Lors de la cession, une convention de non-usage du nom patronymique dans la vie des affaires a été conclue.
Par la suite, Madame Taittinger a développé sa propre exploitation dans le domaine viticole en Champagne et a déposé la marque viticole « Virgine T. » en classes 32 et 33, particulièrement pour du champagne. Par ailleurs, elle a fait enregistrer des noms de domaine et noms de domaine redirectionnels, notamment « virginie-t.com », « virginie-taittinger.com », « virginietaittinger.com », « virginie-taittinger-champagne.com ». Elle exploite un site internet qui relate son parcours professionnel, comprenant les vingt années durant lesquelles elle a pu assurer la communication de la société Taittinger.
La société Taittinger a assigné l’exploitante viticole, ancienne associée et salariée, pour non-respect de la convention conclue visant à limiter l’usage du patronyme familial « Taittinger », pour exploitation parasitaire de sa dénomination et de son nom commercial, et enfin pour atteinte à sa marque renommée.
Dans ce cas précis, on peut se demander si le titulaire d’une marque patronymique, de surcroit de renommée, est légitime à interdire à un homonyme d’utiliser son nom de famille dans un domaine de spécialité identique à celui de la marque renommée, alors que cet homonyme dispose de compétences professionnelles développées dans ce seul secteur économique.
Dans cette affaire, les juges ont invoqué la notion de « juste motif », ainsi que « l’usage loyal » – qui n’est autre que l’usage de bonne foi – du patronyme par la cédante.
I) Le juste motif et l’usage loyal du patronyme
Le droit des marques est un droit absolu. Tout titulaire d’une marque antérieure peut faire interdire le dépôt d’une marque postérieure pouvant lui porter atteinte par sa similitude ou un risque de confusion. Cependant, en prenant en compte le caractère personnel du nom patronymique, des aménagements ont été prévus, sous certaines conditions.
A) Un assouplissement nécessaire du droit des marques
Dans le cadre des marques patronymiques, deux intérêts se retrouvent confrontés : celui du droit au nom, droit extrapatrimonial attaché à la personnalité juridique d’un individu, et celui du droit des marques, protecteur des intérêts économiques du titulaire de la marque. Afin de pouvoir les concilier, le législateur, mais aussi les juges, ont dû apporter un assouplissement au droit des marques.
Avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019, l’article L. 713- 6, a du Code de la Propriété intellectuelle prévoyait, sans distinguer selon que la marque patronymique était ou non de renommée, une exception « d’homonymie ». Avec l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2019, la notion de « bonne foi » a été substituée par la notion des « usages loyaux au commerce ».
L’exception d’homonymie permettait à un tiers, dont le nom patronymique est l’homonyme d’une marque patronymique antérieure enregistrée, d’utiliser son nom dans la vie des affaires comme dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, à condition de justifier d’un tel usage antérieur ou d’être de bonne foi. À l’inverse, l’exception ne pouvait être invoquée lorsque ce tiers souhaitait déposer ce nom de famille en tant que marque. En effet, une fois qu’un nom patronymique est enregistré en tant que marque, celui-ci devenait indisponible et ne pouvait plus faire l’objet d’un dépôt ultérieur en tant que marque, dans la limite du domaine de spécialité de celle-ci.
Au niveau européen, selon les cinquième et sixième paragraphes de l’article 10 de la Directive 2015/2436 UE du 16 décembre 2015[3], seule la démonstration d’un « juste motif » peut permettre de justifier l’usage d’un signe portant atteinte à une marque antérieure, de renommée.
Les textes français, qui ne faisaient pas référence à ce « juste motif » avant la modification issue de l’ordonnance, devaient être interprétés par les juges français au regard des textes européens, qui établissent ladite notion, en relation avec la notion de bonne foi existant en droit français.
La jurisprudence a donc précisé les notions de « bonne foi » – désormais visée par l’expression « usages loyaux au commerce » – et de « juste motif » dans le cadre de l’utilisation d’un nom patronymique identique ou similaire à une marque de renommée.
B) Caractérisation de l’usage loyal et du juste motif
Si l’article L.713-6 du Code de la propriété intellectuelle prévoyait une exception d’homonymie, il limitait également cette exception en posant des conditions pour pouvoir l’invoquer. Un individu souhaitant se prévaloir du bénéfice de l’exception d’homonymie devait pouvoir prouver qu’il faisait un usage antérieur de son nom patronymique dans la vie des affaires, ou à défaut d’antériorité, qu’il en faisait un usage de bonne foi. La bonne foi est consacrée lorsqu’un individu fait usage de son nom sans intention d’entretenir la confusion avec une marque patronymique déjà enregistrée. Le risque de confusion est analysé selon le facteur du consommateur d’attention moyenne. Celui-ci ne doit pas se méprendre sur l’origine des produits ou services conçus par la marque antérieure ou par le producteur faisant usage de son patronyme pour désigner sa production.
Par ailleurs, parce que l’on ne choisit pas son nom, l’homonymie doit naître de circonstances de fait. Elle ne doit pas être volontaire, provoquée par le tiers. Ainsi, dans le cadre d’une société composée de plusieurs associés, le nom d’un associé minoritaire ne pourra pas être utilisé en tant que marque. Il faudra forcément utiliser le nom d’un associé majoritaire, ce dernier devant de surcroit exercer des fonctions de gestion dans la société propriétaire de la marque. Cette solution ressort d’un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 21 juin 2011, l’affaire Henriot[4]. Il s’agit désormais de définir l’utilisation du juste motif par l’intimée dans le cadre de l’affaire ayant opposé la société Taittinger à son ancienne associée et membre de la célèbre famille dont la société porte aujourd’hui le nom.
II) Juste motif et parasitisme
Si l’affaire s’est déroulée sur plusieurs années, et a été marquée par le rendu de plusieurs décisions, deux notamment ont été marquantes : celle qui a été rendue par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 10 juillet 2018, et celle qui a été rendue par la cour d’appel de Paris, sur renvoi de la Cour de cassation, du 3 mars 2020. Cette dernière est par ailleurs l’ultime pierre apportée par la jurisprudence, puisqu’elle est venue mettre fin au conflit.
A) La nécessité d’établir l’atteinte à la marque de renommée avant d’invoquer le juste motif
Cette exigence ressortait de la décision de la chambre commerciale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 10 juillet 2018[5], avant de renvoyer l’affaire devant la cour d’appel. En effet, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris du 1er juillet 2016 était voué à cassation, puisque la renommée de la marque détenue par la société Taittinger CCVC, et les efforts d’investissements découlant de cette renommée, n’ont pas été pris en considération.
C’est alors que la cour d’appel de renvoi, dans son arrêt du 3 mars 2020, a pu statuer au titre de l’atteinte portée à la marque de renommée, mais également au titre du parasitisme, en prenant en compte tous les éléments de fait liés à cette affaire.
Concernant le parasitisme, il convient de rappeler qu’il faut la constitution d’une double preuve.
La victime de parasitisme doit rapporter la preuve des investissements effectués afin d’acquérir sa notoriété, tandis que l’auteur présumé doit prouver qu’il n’avait pas la volonté de se placer dans le sillage de l’entreprise, titulaire de la marque de renommée.
La preuve des investissements réalisés par la société Taittinger n’a pas été contestée. La renommée de la marque n’a donc pas été remise en question. Cependant, concernant la volonté de se placer dans le sillage de l’entreprise, la Cour d’appel ne l’a pas retenue à l’encontre de Madame Taittinger, malgré l’association « de façon systématique » du nom Taittinger au champagne VIRGINIE T « dans le but de créer un lien entre les deux et de transférer vers leur produit la renommée du champagne TAITTINGER, notamment au moyen de comparaisons sur leurs qualités respectives ».
La Cour d’appel de Paris s’appuie en outre sur les arguments utilisés pour légitimer l’atteinte portée à la marque renommée, afin d’écarter le parasitisme. À ce titre, la Cour a retenu la justification des références faites au nom commercial et à la dénomination sociale Taittinger par « la légitime évocation par l’intimée de ses origines familiales et de ses activités passées durant plus de vingt ans au service du champagne Taittinger et ne revêtent donc aucun caractère fautif, nonobstant le prestige et la notoriété incontestés acquis par ce nom commercial et cette dénomination sociale ».
Ainsi, on remarque que la Cour a distingué deux noms Taittinger : un nom Taittinger liée à la personnalité juridique de Madame Virginie Taittinger, qui a acquis sa propre notoriété par la réalisation d’investissements publicitaires propres, et un nom Taittinger acquis par la société Taittinger à titre de marque, et totalement détaché de la personnalité de l’individu afin de devenir un actif de la société[6].
Néanmoins, l’intimée doit s’engager à respecter les usages loyaux du commerce – nouvelle expression pour désigner la « bonne foi », depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 13 novembre 2019 – si elle ne veut pas se voir opposer à l’avenir une solution défavorable.
L’utilisation de la dénomination sociale et du nom commercial Taittinger ne doit être attachée qu’à sa personne. Elle ne doit en aucun cas établir un risque de confusion dans l’esprit du public à l’avenir.
B) Le renforcement de la protection du patronyme
La solution rendue par la cour d’appel de Paris le 3 mars 2020[7] est riche d’enseignements. Elle vient consacrée une tendance jurisprudentielle récente visant à faire primer la protection du patronyme sur la protection des marques.
En effet, une affaire récente avait déjà consacré la protection du patronyme. Il s’agit de l’affaire Christian Lacroix du 8 février 2017, arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation[8].
Dans cet arrêt, la Cour est venue rompre avec des décisions antérieurement rendues[9], puisqu’elle a rappelé qu’une convention de non-usage du patronyme à des fins commerciales est un contrat à exécution successive. Puisqu’aucun terme n’était prévu dans cette convention, il s’agissait alors d’une convention à durée indéterminée, qui pouvait donc être résiliée unilatéralement par chacune des parties, conformément à la prohibition des engagements perpétuels. Cette affaire va totalement à l’encontre de décisions antérieures, puisqu’elle consacre la non-perpétuité des conventions de non-usage de patronyme.
Pour conclure, on constate que la tendance jurisprudentielle est favorable au nom de famille, et donc la protection des individus en tant que tels, au détriment du droit des marques, profitable à un ou des individus particuliers. Cependant, il reste à relever que l’usage loyal du patronyme, l’invocation de justes motifs en cas d’atteinte à une marque de renommée reposent sur des appréciations factuelles fluctuantes. Il est légitime de se demander où se situe le curseur de la loyauté, qui peut faire en sorte que l’on penche d’un côté ou de l’autre de la balance.
Une chose est sûre, la Cour est sur une lancée davantage protectrice du nom de famille, et par extension, de la personnalité juridique.
Nolwenn Benoit
Master 2, Droit du Vin et des Spiritueux
Promotion 2020-2021 « Robert Tinlot »
[1] Cour de cassation, Chambre commerciale, 31 janvier 2006, n° 05-10116, Société Inès de la Fressange contre Mme Seignard de la Fressange et autres.
[2] Arrêt du 1er mars 2018, Cipriani, T-438/16, EU:T:2018:110.
[3] Ancienne Directive 2008/05 CE du 22 octobre 2008, du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe.
[4] Cour de cassation, Chambre commerciale, 21 juin 2011, n°10-23.262.
[5] Cour de cassation, 10 juillet 2018, n° 14/07309.
[6] Conformément à l’arrêt Bordas de 1985.
[7] Paris, pôle 5 – ch. 1, 3 mars 2020, n° 18/28501.
[8] Cour de cassation, Chambre commerciale, 8 février 2017, n° 14-28.232 : JurisData n° 2017-002004.
[9] Cipriani.