L’article ci-dessous est une reproduction de l’article : BARBIER (Jean-Luc), Du Vouvray pour du Champagne… le premier jugement date de 1844, La Champagne Viticole, n°867, mai 2020, pp.58-59.
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Une décision du tribunal correctionnel de Tours, en 1844, a ouvert la voie vers une longue et continue série de jugements qui ont fourni peu à peu, tant en France qu’en Europe et le reste du monde, une protection sans cesse accrue, élargie et solide en faveur de l’appellation la plus prestigieuse et la plus renommée.
En Champagne, à partir des années 1820, la commercialisation de vins mousseux progresse à côté d’une production de vins tranquilles, essentiellement rouges, qui représente plus de 97 % du total. Les différentes étapes de l’effervescence sont mieux connues et maitrisées, les premières machines (à usage manuel) sont conçues et la production est rationnalisée, des bâtiments industriels spécifiques sont construits, des entrepreneurs audacieux et visionnaires fondent de nouvelles maisons et partent à la conquête des marchés. Estimée à quelque 300 000 bouteilles à la fin du XVIIIème siècle (mais l’effervescence était très aléatoire, voire parfois inexistante), les expéditions approchent 2 millions de bouteilles en 1830 et atteignent 6 millions de bouteilles au début des années 1840. Si le Champagne est le premier vin mousseux à l’effervescence suscitée et contrôlée, son succès commercial entraîna rapidement des imitations. Dès les années 1810-1820, des vins effervescents revendiquant la même méthode d’élaboration commencent à être produits dans le Jura, à Saint-Péray, à Limoux, en Touraine et en Bourgogne, mais aussi en Suisse, dans le Wurtemberg, en Autriche-Hongrie, puis sur les bords de la mer Noire et en Californie. Déplorant que cette production ne bénéficiait pas du même succès et se vendait à des prix fort moindres, quelques producteurs peu scrupuleux cherchèrent à faire accroire que leurs vins étaient des vins de Champagne. Pour la première fois, en 1844, des juges sanctionnent une telle pratique.
En septembre 1843, Madame veuve Clicquot, négociante en vins de Champagne à Reims, qui avait pris comme associé son fidèle collaborateur Edouard Werlé, est informée par un correspondant situé à Hambourg que plusieurs individus installés à Vouvray utilisent le nom Ve Clicquot-Werlé pour commercialiser un vin mousseux originaire de Touraine. Madame Clicquot porte plainte auprès du procureur du roi à Tours. Quatre personnes sont identifiées, deux négociants en vins, un ancien médecin et un ressortissant polonais. La fraude porte sur quelques milliers de bouteilles, certaines ont été vendues en France, d’autres furent expédiées à Hambourg et à Saint-Pétersbourg, et le solde est resté dans les caves des deux négociants.
Le tribunal correctionnel de Tours rend son jugement le 12 septembre 1844 à l’issue de plusieurs jours d’audience et de débats très animés en présence d’un public fourni. Selon le journal Gazette des Tribunaux, qui publie dans son édition du 15 septembre 1844 les débats et le jugement, « cette affaire préoccupe au plus haut degré les négociants en vins de Champagne » et a provoqué « une certaine émotion » dans la ville de Tours : « la foule se pressait dès midi aux portes du tribunal pour entendre prononcer le jugement ». En sanctionnant l’apposition du nom Ve Clicquot-Werlé et du nom des communes champenoises Ay et Verzy sur les bouchons des bouteilles du vin mousseux en cause, le tribunal fait application de la loi du 28 juillet 1824 sur les altérations ou suppositions de noms sur les produits fabriqués qui complète en les renforçant les dispositions en vigueur de la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803). Cette nouvelle loi vise « quiconque aura soit apposé, soit fait apparaître par addition, retranchement, ou par altération quelconque, sur les objets fabriqués, le nom d’un fabricant autre que celui qui en est l’auteur… ou enfin le nom d’un lieu autre que celui de la fabrication ». Afin de permettre l’application de la loi, le tribunal considère, dans une interprétation extensive, que ce vin mousseux est un objet fabriqué. Et au délit d’apposition du nom Ve Clicquot-Werlé « sur des lièges fermant des bouteilles de vins de Vouvray mousseux, dits champagnisés, non fabriqués par la maison Clicquot », il ajoute le délit d’apposition des noms Ay et Verzy au motif qu’ils ne sont pas les noms du lieu de fabrication du vin.
Mais le tribunal ne s’arrête pas là. Il relève certaines déclarations de plusieurs acheteurs de ces vins appelés à la barre comme témoins et aussi les dépositions faites à Hambourg par des marchands de vins, sur commission rogatoire et après saisie de bouteilles sur place, selon lesquelles le vin mousseux était présenté comme « bon vin de champagne », « pur champagne », « vins de Champagne de bonne qualité » ou encore « véritable champagne ». L’un des témoins évoque même une étiquette sur laquelle, précise-t-il, « on lisait Champagne » ; toutefois, aucune preuve n’est fournie attestant l’usage d’un tel étiquetage et un seul prévenu « reconnaît avoir vendu plusieurs fois du vin de sa fabrication pour du vrai champagne ». Pour autant, le tribunal retient que deux des prévenus « ont vendu à divers acquéreurs pour vrai vin de Champagne des vins de la provenance de Vouvray … et ont ainsi trompé les acheteurs sur la nature de la marchandise par eux vendue ». Les condamnations, qui ne visaient pas toutes l’ensemble des prévenus et reconnaissaient des circonstances atténuantes, apparurent bien clémentes.
Sur requête du procureur du roi, de madame Clicquot et aussi des fraudeurs, le tribunal d’appel de Blois statua dans un jugement rendu le 7 mars 1845. Au motif que les trois noms étaient invisibles et ne pouvaient dès lors tromper les acheteurs du vin mousseux, il réformait le jugement du tribunal correctionnel de Tours en estimant que l’apposition des noms Ay et Verzy, parce qu’elle était sur la partie du bouchon comprise dans le col des bouteilles, et l’apposition du nom Ve Clicquot -Werlé, parce qu’elle était sur le miroir du bouchon, n’entraient pas dans le champ d’application des dispositions protectrices de la loi du 28 juillet 1824. Par ailleurs, révisant la décision de première instance sur ce point, le tribunal constatait que tous les prévenus, et pas seulement deux d’entre eux, ont « vendu des vins de Vouvray mousseux pour du vin de Champagne » et « ont trompé leurs acheteurs sur la nature des vins qu’ils leur vendaient ». « La gravité de ces faits comme éléments constitutifs d’un délit … prévu à l’article 423 du code pénal » conduisait le tribunal à condamner chaque prévenu à une peine d’emprisonnement et à une amende.
Il convient de remarquer l’intervention comme partie civile, tant en première instance qu’en appel, d’une « commission nommée par les négociants en vins de Champagne ». C’est la première fois qu’un collectif champenois, constitué pour la circonstance, faisait valoir le préjudice causé à la communauté professionnelle et l’atteinte portée aux éléments d’identité géographique du vin de Champagne. Dans le mémoire qu’elle produit, cette commission constate que les fraudes en cause « menacent les négociants champenois dont l’industrie a donné aux vins de Champagne mousseux une réputation européenne, non pas seulement d’une concurrence déloyale, mais d’une spoliation frauduleuse de droits que doit protéger la justice répressive ». Alors que le tribunal correctionnel de Tours ne retenait aucun préjudice et déclarait mal fondée la demande, le tribunal d’appel de Blois admet que les prévenus, « en livrant au commerce une certaine quantité de vins de Touraine sous le nom usurpé de vin de Champagne, en les faisant notamment passer pour du vin d’Ay et de Verzy, ont occasionné … un grave préjudice », et de préciser que « le préjudice frappe collectivement » tous les négociants champenois. Le tribunal autorisait, à titre de dommages-intérêts, aux frais des coupables, par extrait, l’affichage du jugement à Tours, Paris, Reims, Châlons-sur-Marne et Epernay, ainsi que sa publication dans deux journaux de ces trois dernières villes.
Le procureur du roi et les fraudeurs ont effectué un pourvoi en cassation et les parties civiles sont intervenues sur ces pourvois. La cour de cassation, chambre criminelle, a rendu son jugement le 12 juillet 1845. En premier lieu, concernant l’apposition du nom Ve Clicquot-Werlé sur les bouchons, elle observe d’abord que la loi du 22 germinal an XI pas plus que celle du 28 juillet 1824 ne déterminent le mode d’après lequel la marque doit être apposée aux produits fabriqués. Ella ajoute « qu’il n’est point méconnu que l’usage des fabricants de vins de Champagne est d’apposer leur marque sur la partie du bouchon qui entre dans la bouteille ». Dès lors, « toute marque apposée conformément aux usages du commerce doit jouir de la protection de ces lois ». En second lieu, s’agissant de l’apposition des noms Ay et Verzy sur les bouchons, la cour de cassation leur reconnaît également la protection prévue par la loi du 28 juillet 1824, peu importe l’emplacement de l’apposition, et elle affirme que « les vins de Champagne sont des produits fabriqués, et les lieux où on les récolte et où on les prépare sont des lieux de fabrication ». Une telle affirmation ne pouvait manquer de conduire les Champenois, soucieux de bien protéger la désignation « vin de Champagne » et le nom Champagne, à demander ultérieurement une délimitation précise de ces lieux qui composent non seulement la région de fabrication des vins, mais aussi l’aire de récolte des raisins. De plus, la cour de cassation valide les jugements précédents qui qualifient la vente de vin de Vouvray pour du vin de Champagne de tromperie des acheteurs sur l’origine et la qualité des vins. En réponse à la commission nommée par les négociants en vins de Champagne, de nouveau partie civile, qui invoquait le « préjudice causé à tous les fabricants de vins de Champagne» et la « propriété collective » que constituent les lieux de fabrication de ces vins, la cour confirme que l’usurpation des noms Ay et Verzy « a causé un grave préjudice aux négociants en vins de cette contrée » et elle valide, à titre de dommages-intérêts, aux frais des coupables, par extrait, l’affichage et la publication décidés par le tribunal d’appel de Blois.
En reconnaissant que la désignation « vin de Champagne » a été usurpée en vue de tromper les acheteurs d’un vin fabriqué à Vouvray, cette première jurisprudence posait les bases d’une protection judiciaire de l’appellation Champagne. Et les négociants, qui se sont portés partie civile pour faire valoir l’atteinte au patrimoine collectif des Champenois, ont été des pionniers inaugurant l’action déterminée et inlassable qui sera ensuite conduite, lors de rudes batailles devant nombre de tribunaux, contre des fraudes et des usurpations, parfois de grande ampleur, tant en France que partout dans le monde.
Jean-Luc Barbier
Docteur d’Etat en droit – Ancien directeur général du Comité interprofessionnel du vin de Champagne – Chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de science politique de Reims